La tragédie du Llandovery Castle
Le Canada avait cinq navires-hôpitaux durant la Première Guerre mondiale. Tirant son nom d’un château gallois, le navire-hôpital HMHS (His Majesty’s Hospital Ship) Llandovery Castle était utilisé en mer pour traiter et transporter les hommes entre l’Europe et le Canada. Des croix rouges lumineuses étaient placées en évidence sur le pont pour indiquer que le navire était utilisé à des fins médicales, et non pour le combat. Le bateau pouvait ainsi être visible en mer, même la nuit, et assurer le bon déroulement de sa mission en tant que navire-hôpital contre d’éventuelles attaques en mer.
Étant donné que les soldats à bord des navires-hôpitaux ne sont plus en mesure de se battre, et que l’équipage est composé d’effectifs non-combattants (dont des médecins et des infirmières), la communauté internationale convient que ces bateaux doivent être protégés contre les attaques, en vertu de l’adaptation de la Convention de Genève à la guerre navale. Les règles stipulent que les navires-hôpitaux peuvent être abordés et inspectés par l’équipage d’un bateau ennemi pour s’assurer qu’il s’agit bien d’un navire-hôpital, mais qu’ils ne doivent pas être la cible d’attaques militaires.
27 juin 1918
En juin 1918, 600 blessés sont transportés de Liverpool, en Angleterre, jusqu’à Halifax, au Canada, à bord du Llandovery Castle. Sont également à bord 260 membres d’équipage (équipage du navire, médecins, infirmières et aides-soignants du Corps médical de l’armée canadienne).
Dans la nuit du 27 juin 1918, lors de son voyage de retour vers Liverpool, le bateau est intercepté à 116 milles au sud-ouest de Fastnet, en Irlande (voir le point rouge sur la carte), par le sous-marin allemand U-86 (en allemand Unterseeboot, souvent abrégé en U-Boat, ils ont été numérotés de manière séquentielle pendant leur production). Ce dernier lance en direction du navire-hôpital une torpille, qui touche la salle des machines et met hors service la radio du bateau. Cela empêche le capitaine A. R. Sylvester de lancer un appel de détresse; il ordonne alors immédiatement d’abandonner le navire. Le Llandovery Castle coule en moins de dix minutes. Une grande partie de l’équipage et du personnel médical qui ont survécu au torpillage initial ont pu s’échapper dans des canots de sauvetage avant que le navire ne coule. Cependant, l’épave a créé un tourbillon qui a fini par noyer les occupants de tous les canots de sauvetage, à l’exception de 3 à 5 d’entre eux.
Photo de l’infirmière-major Margaret Marjory (Pearl) Fraser, la fille du lieutenant-gouverneur de la Nouvelle-Écosse, Duncan Cameron Fraser
« Aussi impassibles et maîtresses d’elles-mêmes que s’il s’agissait d’une parade, sans se plaindre ni montrer la moindre émotion, les quatorze infirmières dévouées ont calmement et inébranlablement affronté le terrible supplice d’une mort certaine – une question de quelques minutes – pendant que notre canot de sauvetage approchait d’un tourbillon où toute action humaine était inutile. J’estime que nous avons passé environ huit minutes ensemble dans le canot. Pendant cette période, je n’ai entendu aucune plainte, aucun murmure de l’une ou l’autre des infirmières. Il n’y a pas eu d’appel à l’aide ni de signe manifeste de peur. Je n’ai entendu qu’une seule remarque, de l’infirmière-major Margaret Marjory Fraser. Elle s’est tournée vers moi pendant que nous dérivions, impuissants, vers la poupe du navire, et elle m’a demandé:
“Sergent, croyez-vous qu’il y a de l’espoir pour nous?”
“Non”, ai-je répondu, moi-même conscient de notre impuissance, sans rames, devant l’engloutissement de la poupe du navire.
Quelques secondes plus tard, nous étions aspirés par le tourbillon. La dernière vision que j’ai eue de ces infirmières, c’est qu’elles furent projetées à l’eau. Elles portaient toutes une ceinture de sauvetage, deux d’entre elles étaient en chemises de nuit et les quatorze autres en uniforme. Il était peu probable que l’une d’entre elles refasse surface, bien que j’aie moi-même coulé trois fois et réussi à remonter et à m’agripper à une pièce du navire. J’ai été retrouvé par le canot de sauvetage du capitaine. »
– Sergent Arthur Knight (The Great War Documents, trad. libre)
Massacre en mer
Après le naufrage du Llandovery Castle, au moins trois canots de sauvetage avec des passagers sont restés à flots. L’un de ces canots transporte le capitaine du navire coulé. Alors que les passagers de ce canot tentaient de récupérer les survivants nageant ou flottant sur des morceaux de débris, un membre du U-86 a ordonné à l’embarcation du capitaine de s’approcher du sous-marin allemand. N’ayant pas accédé à cette requête, un coup de semonce a été tiré. Un sous-marinier du U-Boat ordonne au capitaine Sylvester de monter à bord et l’accuse de transporter des aviateurs américains sur le Llandovery. Si cela avait été vrai, cela aurait constitué une violation des règles de la guerre. Le capitaine nie cette accusation et affirme qu’il n’y avait que du personnel médical canadien à bord. Un autre survivant présent sur le canot de sauvetage, le major T. Lyon, médecin, est amené dans le sous-marin et interrogé. Il nie être un aviateur américain et réfute l’accusation selon laquelle le navire-hôpital transportait des munitions. Sylvester et Lyon sont renvoyés à leur canot, mais le U-Boat ne repart pas.
Après avoir tourné en rond un certain temps, deux autres officiers du Llandovery Castle reçoivent l’ordre de monter à bord du sous-marin. Les Allemands avaient vu une explosion lorsque le navire a été touché; pour eux, c’est la preuve qu’il devait y avoir des munitions à bord. Les officiers du Llandovery Castle, interrogés à ce propos, ne sont pas d’accord: ils affirment que toute explosion était le résultat de l’explosion des chaudières du navire, touchées par l’impact de la torpille. Ces officiers sont eux aussi renvoyés à leur canot, mais le U-Boat ne quitte toujours pas les lieux.
Peu de temps après, alors que l’embarcation de sauvetage du capitaine Sylvester s’éloigne, ses occupants entendent des coups de feu tirés par le canon arrière de 8,8 cm monté sur le U-Boat. Deux obus passent aussi au-dessus de leur tête. Enfin, une douzaine de nouveaux coups de feu sont tirés en direction des autres canots de sauvetage.
Décès en mer
Environ 36 heures après le naufrage, les 24 occupants de l’embarcation de sauvetage du capitaine, et seuls survivants du navire-hôpital Llandovery Castle, sont secourus par le destroyer anglais Lysander. Au total, 234 médecins, membres du Corps médical de l’armée canadienne, soldats et marins sont morts des suites de l’engloutissement du navire et du mitraillage des canots de sauvetage, dont 14 infirmières.
Absentes de la photo: Jean Templeman et Gladys Irene Sare
Crimes de guerre
Il existe des règles de guerre reconnues au niveau international. Ces règles, énoncées dans des documents tels que les Conventions de Genève et de La Haye, définissent les comportements à adopter lors de conflits violents et visent à prévenir les pires horreurs de la guerre.
Le U-86 a violé ces règles, tant en coulant le Llandovery Castle qu’en tirant sur les survivants dans les canots de sauvetage. Le commandant Helmut Patzig, capitaine du sous-marin allemand, n’a pas enregistré l’événement dans le journal de bord du U-Boat; ce dernier indiquait plutôt que le sous-marin se trouvait loin de l’endroit où le naufrage s’est produit. Patzig a aussi ordonné à son équipage de ne jamais parler de cet incident. Malgré cette loi du silence, le naufrage devient vite de notoriété publique, notamment grâce aux témoignages des 24 survivants. Le meurtre d’infirmières militaires canadiennes provoquent la colère de la population, et les dirigeants alliés condamnent publiquement les actions allemandes.
Après la fin du conflit, trois officiers allemands, dont Patzig, ont été accusés de crimes de guerre : le commandant a cependant fui avant son procès. Quant aux deux autres officiers, ils ont été déclarés coupables même s’ils avaient suivi les ordres de leur capitaine. Cela a créé un précédent pour les tribunaux de crimes de guerre. Aux procès de Nuremberg, après la Deuxième Guerre mondiale, des demandes ont été rejetées dans des cas semblables impliquant des officiers allemands qui prétendaient n’avoir fait que suivre les ordres. La tragédie du Llandovery Castle a servi d’exemple aux forces armées du monde entier, montrant qu’il était illégal d’obéir à des ordres illégaux (dans ce cas-ci, il était illégal pour les officiers d’obéir aux ordres du capitaine d’attaquer un hôpital, car attaquer un hôpital est illégal).
C’est au Canada que la réaction a été la plus forte. Le gouvernement instrumentalise même cette tragédie à des fins de propagande, notamment pour mousser la vente des obligations de guerre. Aussi connues sous le nom de « bonds de la victoire », ces obligations étaient un moyen pour les gouvernements d’emprunter de l’argent à leurs citoyens, généralement en faisant appel à leur désir d’aider à gagner la guerre. Ces prêts étaient remboursés avec des intérêts après une période déterminée.
Monument commémoratif d’Halifax
Les noms des infirmières qui ont péri figurent sur le monument commémoratif du parc Point Pleasant, à Halifax, en Nouvelle-Écosse.
(Photo sous license : Creative Commons)