Kinmel Park

Cet article est une traduction de l’original paru ici.

Mutinerie

Il existe dans la ville de Bodelwyddan, dans la région de North Wales, une légende vieille de 90 ans qui raconte que, certaines nuits, on peut entendre des soldats défiler à travers la ville, sans les voir. Il s’agirait des esprits des soldats canadiens qui reposent dans le jardin de l’église de la ville de St. Margaret. En effet, 208 y ont été enterrés; la plupart d’entre eux avaient été tués par l’épidémie de grippe qui a sévi en Europe et en Amérique du Nord, au début de 1919. Quatre tombes diffèrent toutefois des autres : celles des hommes qui ont perdu la vie1 durant la rébellion des Canadiens au camp militaire de Kinmel Park, en 1919.

À la fin de la guerre, des problèmes de logistique liée au rapatriement des soldats canadiens émergent. Durant la guerre, des entreprises comme le Canadien Pacifique ont mis l’ensemble de leur flotte à la disposition du gouvernement canadien, mais à la résolution du conflit, ces compagnies ont dû reprendre leurs activités commerciales afin de générer des profits. Le gouvernement britannique a offert plusieurs navires, mais c’est la densité des troupes qui a imposé l’échéance. De 1914 à 1918, les chemins de fer canadiens ont permis d’en transporter un nombre considérable de personnes vers différents ports maritimes. En 1919, on s’inquiétait de l’état des voies ferrées et du nombre de troupes qu’elles permettaient de rapatrier. Au départ, on avait estimé qu’il faudrait 18 mois pour ramener l’ensemble des troupes canadiennes au pays. Toutefois, en raison des différentes difficultés logistiques, la plupart d’entre elles ne sont rentrées qu’au milieu de 1919. Plusieurs problèmes d’ordre pratique sont survenus; il a notamment fallu rapatrier les hommes en service actif qui occupaient l’Allemagne. On a aussi dû régler des problèmes d’ordre sentimental. Par exemple, de nombreux soldats désiraient voir, une dernière fois avant leur départ, la famille qu’ils laissaient en Angleterre. À cet égard, on a décidé de les ramener par les îles Britanniques plutôt que par la France, comme ce fut le cas pour les Américains.

Des camps ont été établis en Grande-Bretagne pour les recevoir. On a réservé ceux de Bramshott et de Whitly (en Angleterre) principalement pour les troupes de combats, et celui de Kinmel Park (au pays de Galles) pour les bataillons des services, essentiellement des troupes forestières et ferroviaires qui n’avaient jamais vu un combat ou même quitté la Grande-Bretagne.

Les conditions dans lesquelles vivaient les 17 400 troupes du camp de Kinmel Park étaient loin d’être idéales. Leurs journées étaient remplies d’exercices qu’ils jugeaient insignifiants, d’examens médicaux, de marche d’entraînement, ainsi que de discipline et d’entraînement militaire. Pour eux, la guerre était terminée, alors ils n’en voyaient pas la nécessité. Aussi, ils n’étaient pas seulement impatients de retrouver leur famille; ils avaient compris que les premiers soldats arrivés au pays combleraient les meilleurs emplois disponibles et personne ne voulait être sans travail à son retour. À Kinmel Park, il fallait surmonter toute la bureaucratie militaire. Les troupes en attente ont dû remplir environ 30 différents formulaires contenant approximativement 360 questions. Ils trouvaient également leur nourriture médiocre, la comparant même à celle des cochons. Le soir, les soldats pouvaient se rendre à « Tin Town », un village à proximité qui regroupait des magasins et des pubs. Ces commerces avaient gonflé leurs prix afin de profiter de la situation financière des soldats canadiens, favorable par rapport à celle des résidents de l’endroit. Par conséquent, après un mois de ces tarifs, plusieurs soldats n’avaient plus d’argent. Le ministre des Forces militaires d’outre-mer, Edward Kemp, a dit : « Ne blâmez pas les soldats de critiquer et de se plaindre… le Canada est un paradis comparativement à cet endroit ». Ces hommes se sentaient coincés au Royaume-Uni, impuissants quant à leur délivrance. Ils ne recevaient pas de paye régulière, sans doute parce que le camp de Kinmel n’était au départ qu’une solution à court terme.

Et, bien que la région connaissait habituellement des hivers plus cléments que ceux du Canada, l’hiver de 1918-1919 a été l’un des plus froids dont les résidents pouvaient se souvenir. De plus, comme le camp était situé directement sur la côte, les hommes étaient exposés aux vents rudes constants provenant de la mer.

À la fin février, tout le monde savait que plusieurs navires avaient été réaffectés aux troupes américaines qui n’avaient toutefois pas passé autant de temps outre-mer que les Canadiensi. Puis, la goutte qui a fait déborder le vase, c’est qu’au début du mois de mars, le général Arthur Currie a pris la décision de ramener tous les hommes de la 3e infanterie au Canada, au lieu de les faire attendre à Kinmel Park, comme prévu au départ. Ce n’était pas que ces troupes de combats ne méritaient pas de rentrer rapidement, mais plutôt qu’elles n’étaient pas restées outre-mer aussi longtemps que celles qui étaient prises à Kinmel Park

Le personnel du camp, déjà en sous-effectif, était inexpérimenté. Certains commandants n’avaient que trois mois de service. Le major H. W. Cooper témoigne aux audiences suivant les émeutes :

« Il manque 12 sergents, 21 caporaux et 35 caporaux suppléants à mon effectif. Sept de mes officiers ont reçu leur commission en novembre 1918 ».

Camp « de concentration » de Kinmel Park – 1919
De Julian Putkowski, The Kinmel Park Camp Riots 1919 (La mutinerie du camps de Kinmel Park, 1919)

Le soir du 4 mars 1919, vers 21 h, environ 1 000 troupes2 se sont soulevées et ont provoqué une émeute. Cette idée leur est venue d’une grève que les troupes britanniques avaient organisée quelques mois plus tôt et qui a engendré leur démobilisation anticipée. Dès le début, la révolte de Kinmel Park s’est déchaînée. Elle a commencé à l’une des cantines, s’est étendue vers le mess des sergents, puis dans « Tin Town », où les insurgés se sont vengés des profiteurs locaux. Les émeutiers n’avaient pas oublié leur dette envers l’Armée du Salut, alors leurs quartiers ont été épargnés. Comme le YMCA et la Navy and Army Canteen Board (NACB) (Conseil des cantines de la marine et de l’armée) semblaient avoir gonflé leurs prix, leurs bâtisses ont été pillées et saccagées. L’ensemble des dégâts s’élevait à des milliers de dollars en tissu, en nourriture, en alcool, en cigarettes, en tabac et en équipement détruits ou volés.

Le matin du 5 mars, les officiers ont formé des troupes « loyales » pour tenter de maîtriser la situation. Ces dernières ont trouvé certaines des bandes qui s’étaient formées et le conflit a vite dégénéré. Lors des confrontations qui ont suivies, 5 Canadiens ont été tués et 28, blessés. Des soldats ont ensuite été appréhendés, puis rapidement relâchés par crainte que ces arrestations n’alimentent d’autres explosions de violence. À la fin, 51 Canadiens ont été traduits en cour martiale, et 27 ont été reconnus coupables et condamnés à purger entre 3 mois et 10 ans de prison. Le gouvernement a essentiellement étouffé l’affaire en gardant les dossiers de cette mutinerie secrets durant 100 ans.

Les journaux locaux ont couvert l’événement en versant dans le sensationnalisme. Le 7 mars 1919, le London Times a rapporté :

« Les émeutiers se sont ensuite rendus dans les quartiers occupés par les filles, qui étaient au lit, puis ont emporté leurs vêtements. Elles n’ont pas été blessées, mais ont dû rester au lit le lendemain parce qu’elles n’ont pas pu s’habiller. Le jour suivant, les émeutiers se sont pavanés dans les camps vêtus des habits des filles ».

Le Regimental Diaries a rapporté que, après enquête, les faits alléguant que les émeutiers s’étaient rendus dans le quartier des filles n’étaient pas fondés; les vêtements provenaient d’un magasin de NACB. Le Times s’est par la suite rétracté (le 8 mars) :

« Le camp des filles n’a pas été attaqué. En fait, elles ont été traitées avec la plus grande courtoisie. Aucun homme n’est entré dans les chambres des filles pendant qu’elles s’y trouvaient. »

Le Times avait rapporté a priori, avant de se rétracter, que les insurgés avaient tué un récipiendaire de la Croix de Victoria. L’auteur de l’article avait toutefois résumé l’incident avec précision :

« Au vu de la discipline et du dossier constamment impeccables des troupes canadiennes depuis le début de la guerre en Angleterre et en France, l’incident de Kinmel Park est regrettable. Il est estimé que, en comparaison avec les autres, la discipline des troupes canadiennes est d’un ordre supérieur. Il est également déplorable que les rapports de l’incident aient été exagérés ».

Bien que la fin ne justifie pas les moyens, la mutinerie a engendré le retour prioritaire des troupes stationnées au camp de Kinmel et, le 25 mars, environ 15 000 soldats avaient été rapatriés au Canada.

C’est la portion la plus incomprise et la moins documentée de l’effort canadien durant la Première Guerre mondiale. Une émeute en soi n’était pas inhabituelle. Les troupes françaises et britanniques avaient elles aussi provoqué des révoltes, certaines plus sérieuses que celles de Kinmel Park. Pendant et après la guerre, la hiérarchie militaire britannique tendait à minimiser l’importance du rôle qu’avaient joué les « coloniaux » dans les émeutes. Toutefois, tandis qu’ils censuraient les mutineries britanniques, ils étaient ravis d’informer la presse des événements de Kinmel Park.

Après 5 ans de guerre, les résidents de Bodelwyddan ont dû être surpris d’entendre que des soldats ont été tués en attendant leur retour à la maison. Ils ont offert une pierre tombale au corporal Joseph Young, tué durant la révolte. On peut y lire :

« Un jour nous comprendrons »

 

 

1. La cinquième tombe, celle de l’artilleur John Frederick Hickman, se trouve à Dorchester, au Nouveau-Brunswick.

2. Selon la source, le nombre varie entre 800 et 2 000 soldats.

 

i. Coombs, Howard G., « Dimensions of Military Leadership: The Kinmel Park Mutiny of 4/5 March 1919. »