Le 1er janvier 1912, Sun Yat-sen proclame la République de Chine et met ainsi fin à 2000 ans d’histoire impériale. L’avènement de ce nouveau régime est rendu possible grâce au succès de ce que l’histoire désigne comme la « Révolution chinoise », et qui se déroule d’octobre à décembre 1911. Néanmoins, si ce mouvement aboutit, il n’est que l’un des nombreux épisodes insurrectionnels que la Chine connaît tout au long du début du XXe siècle.
Après les défaites des guerres de l’opium en 1842 et 1860, puis celle de la guerre sino-japonaise en 1895, le modèle impérial chinois apparaît comme n’étant plus adapté aux nouvelles réalités du monde. Par ailleurs, la dynastie régnante, celle des Qing, n’est pas chinoise, mais mandchoue. Les empereurs qui gouvernent la Chine sont donc étrangers et les Chinois vivent sous occupation. C’est dans ce contexte de déclin et de crise politique que, cherchant à apporter des réponses aux problèmes du pays, apparaissent des mouvements contestataires. Si certains sont modérés et porteurs de projets de réformes, d’autres sont radicaux et révolutionnaires et ne cessent d’essayer de renverser le pouvoir impérial, faisant du tournant du XXe siècle en Chine une période particulièrement trouble et instable.
Les volontés de changements qui s’illustrent à travers les nombreuses révoltes populaires trouvent leurs inspirations dans les écrits de plusieurs intellectuels chinois de l’époque. Au sein de ces penseurs qui réfléchissent à de nouveaux modèles politiques et à des formes de société alternatives, Kang Youwei, Liang Qichao et Sun Yat-sen figurent parmi les plus influents. En effet, outre le fait de nourrir les aspirations révolutionnaires de la population, ces derniers sont également acteurs du changement, notamment à travers leur action auprès de la diaspora. Que ce soit en faisant la promotion à l’étranger de leurs projets de réformes ou en organisant des collectes de fonds dans les communautés des Chinois d’outre-mer, Kang, Liang et Sun jouent un rôle majeur dans le processus révolutionnaire chinois.
Kang Youwei et Liang Qichao, les réformateurs
C’est dans le cadre de cette action que Kang Youwei vient pour la première fois au Canada en 1899. Quelques mois auparavant, il a dû fuir la Chine après l’échec de l’épisode des « Cents Jours de réforme » durant lequel, soutenu par le jeune empereur Guanxu, Kang et d’autres penseurs se lancent dans une tentative de modernisation importante de l’État chinois, avant que l’impératrice douairière Cixi n’opère un coup d’État et ne réprime violemment le mouvement et ses meneurs (le frère de Kang Youwei, Kang Guangren, fait partie des six leaders qui sont exécutés le 28 septembre 1898).
Après un séjour au Japon, c’est donc un Kang Youwei en exil qui arrive au Canada à l’été 1899. N’ayant pas renoncé à ses projets de réforme, il fonde le 20 juillet, à Victoria, la Chinese Empire Reform Association qui servira à relayer son programme politique à travers le monde, puisque l’organisation comptera jusqu’à 150 sections au début du XXe siècle. Soutenue par les élites chinoises de Colombie-Britannique, l’association ouvre rapidement des chapitres à Vancouver et à New Westminster. Après Victoria, Kang part pour Montréal où il séjourne une semaine avant d’être reçu à Ottawa par le Premier ministre Wilfrid Laurier, ainsi que par le Gouverneur général Minto. Il est également invité à assister à une séance parlementaire. En effet, le projet de réforme porté par Kang suscite un immense enthousiasme, puisqu’il permet d’espérer une plus grande ouverture de la Chine et donc un accès facilité à son marché. Kang Youwei revient par la suite au Canada en 1902, puis une troisième et dernière fois en 1904, séjour durant lequel, à Vancouver, il a l’occasion de rencontrer et de s’entretenir avec le consul américain.
Disciple de Kang Youwei, Liang Qichao, quant à lui, visite le Canada en 1903. À cette occasion, il réalise une véritable tournée, allant à la rencontre de la plupart des communautés chinoises du pays pour y recueillir des fonds en soutien à la cause révolutionnaire. Dans ses mémoires, Liang témoigne de la forte impression que lui fait la société québécoise. Il passe une semaine à Montréal et explique que cette ville est la plus dynamique qu’il ait pu voir en Amérique et attribue cela à la coexistence entre monde francophone et anglophone dans un même espace. Comme Kang, il assiste à une séance du Parlement à Ottawa et rencontre le chef du Parti conservateur et futur Premier ministre, Robert Borden. Après la visite de Liang dans ces différentes villes, des antennes de la Chinese Empire Reform Association sont créées à Toronto, Montréal et Ottawa, alors qu’une dernière voit le jour sept ans plus tard, en 1910, à Calgary.
Sun Yat-sen, le révolutionnaire
Comme Kang Youwei, Sun Yat-sen visite le Canada à trois reprises en 1897, 1910 et 1911. Recherché après un coup d’État raté en 1895, Sun est en exil en Angleterre en 1897 lorsqu’il est victime d’une tentative d’enlèvement rocambolesque devant l’ambassade de Chine à Londres. S’il n’est qu’un révolutionnaire parmi d’autres à ce moment, cet épisode, médiatisé par la presse britannique, le rend célèbre sur la scène internationale. Fort de ce nouveau statut, Sun quitte la Grande-Bretagne et gagne le Canada au courant du mois de juillet. Il séjourne à Montréal pendant quatre jours, le temps pour lui d’y fonder une section de la Société pour le redressement de la Chine, sa première organisation créée en 1894 alors qu’il réside à Hawaï, et de lever des fonds pour financer une traversée de Vancouver à Yokohama.
Ce n’est que treize ans plus tard que Sun revient au Canada. Entre ces deux voyages, les idées révolutionnaires se sont diffusées au sein des communautés chinoises du pays. Des organisations locales se sont formées pour en faire la promotion, à l’instar de la Société du Serment présente en Colombie-Britannique, et des journaux du quartier chinois de Vancouver relaient la pensée de Sun auprès des membres de la diaspora. Une fois de plus, ce dernier profite de son séjour pour lever des fonds en vue de financer une nouvelle insurrection. En effet, entre 1895 et 1911, Sun Yat-sen ne mène pas moins de dix tentatives de coup d’État pour renverser le pouvoir impérial mandchou.
C’est justement pour collecter de l’argent qui servira à son dixième et dernier projet de révolte que Sun revient pour la troisième fois au Canada en janvier 1911. Il parvient à réunir 35 000 $ auprès de l’ensemble des sections canadiennes de la Chee Kung Tong, une association dont la mission est de maintenir l’ordre dans la diaspora et d’aider ses membres dans le besoin. C’est ainsi que les communautés chinoises de Montréal, Ottawa, Toronto, Vancouver et Victoria contribuent toutes au financement de l’insurrection dite de Canton de mars 1911. Malheureusement, cette tentative est une fois de plus un échec. Sun Yat-sen est à Toronto lorsqu’il apprend, le 29 mars, que cette dernière a été réprimée dans le sang. En 1912, après l’avènement de la République, un monument est érigé à la mémoire des martyrs de l’insurrection de Canton, monument sur lequel figure le nom des villes canadiennes qui ont contribué financièrement à cet épisode révolutionnaire.
L’héritage canadien de la Révolution chinoise
Les différents voyages et les actions, notamment de collectes de fonds, de Kang Youwei, Liang Qichao et Sun Yat-sen au Canada montrent comment les communautés chinoises du pays ont participé activement au processus révolutionnaire se déroulant de l’autre côté du Pacifique. Si l’inscription de la stèle aux martyrs de Canton est là pour témoigner de ce passé commun, les nombreux bureaux canadiens du Guomindang – parti fondé par Sun Yat-sen lorsqu’il devient le premier président du nouveau régime de la République de Chine le 1er janvier 1912 – sont également là pour en attester. Jusqu’en 2016, on pouvait ainsi voir sur la façade du 617 de la rue Saint-Vallier à Québec, une enseigne indiquant en chinois : Parti nationaliste chinois du Canada. C’était là les bureaux de la section locale du Guomindang, vestiges d’une époque où le destin politique de la Chine s’écrivait pour partie au Canada.
Article rédigé par Clément Broche, candidat au doctorat en histoire à l’Université du Québec à Montréal, pour Je Me Souviens.
Sources :
Cet article mobilisa un certains nombres de sources de premières mains pour sa rédaction. Nous vous dressons ainsi une petite liste de quelques-unes des sources d’archive qui furent utilisées :
- Liang Qichao, « Travel in the New World », dans Patricia Buckley Ebrey, Chinese Civilization: A Sourcebook, New York, The Free Press, 1993, 524 p. (en anglais).
- Sun Yat-sen, Souvenirs d’un révolutionnaire chinois, Paris, Éditions Laville, 2016, 215 p.
Pour une approche plus académique :
- Marie-Claire Bergère, Sun Yat-sen, Paris, Fayard, 1994, 563 p.
- Chang Hao, Liang Ch’i-ch’ao and Intellectual Transition in China, 1890-1907, Cambridge, Harvard University Press, 1971, 342 p. (en anglais).
- Harry Con, De la Chine au Canada : histoire des communautés chinoises au Canada, Ottawa, Secrétariat d’État du Canada, Division multiculturalisme, 1984, 375 p.
- Serge Granger, Le lys et le lotus : Les relations du Québec avec la Chine de 1650 à 1950, Montréal, VLB éditeur, 2005, 192 p.
- Yen Ching-hwang, « The overseas Chinese and the 1911 revolution », Kuala Lumpur, Oxford University Press, 1976, 439 p. (en anglais).