Les chrononymes de la Deuxième Guerre mondiale (1937-1945)

Pour la majorité des gens, l’étude de l’histoire veut dire mémoriser des noms et des dates. Dans les faits, il s’agit plutôt d’un débat, parfois calme et parfois extrêmement violent, qui commence avec des noms et des dates, mais qui culmine dans la confrontation de différentes interprétations. Aucun exemple n’illustre mieux ce point que la notion de « chrononyme », c’est-à-dire le nom et la périodisation que l’on associe à un moment important dans l’histoire. Dans cet article, Daniel Lemire vient présenter les vifs débats qui entourent l’usage de « chrononyme » en histoire en prenant un des exemples les plus débattus : la Deuxième Guerre mondiale (1937-1945).

Le déclenchement de « l’opération spéciale » par la Russie en février 2022 a ramené le nom des conflits à l’avant-plan des débats politique et historique. En effet, après plus de 50 ans de paix relative dans le monde, ponctuée principalement par des guerres civiles, l’idée qu’un débat puisse exister sur le nom d’un conflit ou sur son statut légal en tant que guerre est dure à imaginer. Or, l’histoire offre un large éventail d’exemples pour montrer l’ampleur de ces débats et de la portée intellectuelle qu’ils peuvent avoir. Il ne faut pas oublier que nommer les choses, c’est une forme de pouvoir.

Une définition du chrononyme

Le mot « chrononymes » est un terme développé par certains historiens pour nommer l’instrument qu’ils utilisent pour étiqueter le passé à des fins pédagogique et argumentative. L’étymologie du mot est assez simple, il vient de la fusion des mots grecs : « Chronos », qui signifie le « temps », et « Nîmes » qui signifie « nom ». Un chrononyme est tout simplement le nom donné au temps.

Évidemment, les chrononymes les plus connus en Amérique du Nord sont l’Antiquité, le Moyen Âge, l’époque Moderne et l’époque contemporaine. Il est important de noter que la majorité des chrononymes introduit aussi un composant spatial : l’Antiquité et le Moyen-Âge désigne généralement le monde méditerranéen tandis que l’époque Moderne englobe tout le continent européen. Et quant à l’époque contemporaine, un débat existe sur son composant spatial : l’Europe et l’Amérique ou le monde entier.

L’exemple de la Deuxième Guerre mondiale

La Deuxième Guerre mondiale est probablement le meilleur exemple pour comprendre l’utilité et la subtilité de l’usage du chrononyme. Cette période est souvent désignée avec deux termes interchangeables : « Deuxième Guerre mondiale » et « Seconde Guerre mondiale » qui crée automatiquement une filiation directe avec la Première Guerre mondiale. Il est important de noter que ce dernier chrononyme écrase le premier nom utilisé par les contemporains pour parler de cette guerre : la « Grande Guerre ». Nous avons donc changé ce chrononyme pour mieux représenter notre vision collective de ces deux conflits qui se ressemblent beaucoup en Europe avec essentiellement les deux mêmes blocs d’alliance (Europe de l’Ouest et de l’Est contre l’Europe centrale), la même configuration militaire (front de l’Ouest et front de l’Est) et l’intervention des États-Unis dans le conflit. De plus, la Deuxième Guerre mondiale est souvent considérée comme une conséquence directe des problèmes créés par le Traité de Versailles de 1919.

Un chrononyme ne se réduit pas seulement à un nom et fréquemment, il est accompagné d’une parenthèse indiquant une périodisation, comme dans le cas de la Seconde Guerre mondiale (1939-1945). Naturellement, 1945 désigne la date de la reddition de l’Allemagne et du Japon. Quant à 1939, il réfère à l’invasion de la Pologne par l’armée allemande le 1er septembre 1939. Ce choix indique donc l’origine européenne du conflit. Cependant, peut-on réellement dire, à ce moment du conflit, que la Deuxième Guerre mondiale était réellement mondiale ? Ainsi, il faut attendre 1941 pour que l’armée allemande attaque l’U.R.S.S. et que le Japon attaque l’ensemble des colonies occidentales en Asie et Pearl Harbour en début décembre 1941. À ce moment précis nous pourrions considérer ces deux affrontements comme deux conflits distincts : l’un Européen et l’autre Asiatique. Toutefois, Adolf Hitler simplifie ce questionnement quand il déclare la guerre aux États-Unis le 11 décembre 1941. C’est seulement alors que la guerre devient réellement mondiale.

Si les deux guerres ont leurs propres spécificités, plusieurs grandes similitudes existent entre-elles. Ces similitudes renforcent ainsi le thème de la continuité dans le chrononyme de « Première » et « Deuxième » Guerre mondiale (source : Wiki Commons).
En similitude avec la Première Guerre mondiale, plusieurs soldats américains se rendirent en Europe pour combattre l'armée allemande (source : AP Photo).

Les autres désignations de la Deuxième Guerre mondiale

Ce premier chrononyme est seulement le point de départ d’un conflit avec une multitude de noms. En Russie, on désigne le conflit comme la « Grande Guerre patriotique » de 1941 à 1945. Aux États-Unis, en plus de la Deuxième Guerre mondiale, les gens vont aussi parler de la « Guerre du Pacifique » de 1941 à 1945.

Des troupes soviétiques avancent durant la bataille de Prokhorovka, le 12 juillet 1943, au courant de la grande bataille de Koursk (source : Wiki Commons).
Le 29 octobre 1944, l'armée américaine débarque sur l'île de Leyte, aux Philippines, dans le cadre de la Guerre du Pacifique (source : Wiki Commons).

Pour compliquer davantage les choses, certains historiens préfèrent, quant à eux, désigner la Deuxième Guerre mondiale avec des dates en parenthèses différentes. Ainsi, dans mon titre, j’utilise les dates 1937 à 1945, et il ne s’agit pas d’une erreur de ma part, mais plutôt d’une réponse par certains historiens au chrononyme de la Guerre du Pacifique qui réduit ce conflit à la participation de l’armée américaine. Pour plusieurs historiens spécialistes de l’Asie, ce chrononyme efface l’importante participation de la Chine à la lutte contre le Japon qui commence à partir de 1937. Pourtant, le Japon avait près d’un million de soldats déployés en Chine ! Une telle désignation déplace ainsi le point de départ du conflit en année, ainsi que sa localisation.

En Chine, cette datation est aussi utilisée avec les chrononymes de la « Deuxième Guerre sino-japonaise » ou la « Guerre de résistance contre l’agression japonaise ». Au Japon, nous parlons de la « Guerre de 15 ans » qui fait débuter le conflit en 1931 avec la crise de Mandchourie. Initialement utilisé par les historiens japonais pour inclure le front chinois et les crimes que leurs pays ont commis, ce chrononyme est maintenant utilisé par certain historien japonais pour diluer ces actes commis en Chine avec les horreurs de Hiroshima et Nagasaki et justifié de « sauter » par-dessus cette période sombre en faveurs de la démocratie Taisho (1913-1926) ou de la reconstruction du Japon (post 1945).

L'armée japonaise pénètre dans la ville de Danyang, en Chine, le 3 décembre 1937 (source : Wiki Commons).

Finalement, un chrononyme particulièrement intéressant est celui de la « Guerre civile européenne (1914-1945) » proposé par Enzo Traverso en 2007. Cette étiquette partage un lien avec un chrononyme plus ancien et moins populaire de la « Deuxième Guerre de trente ans ». Cette dernière appellation trace un lien avec la guerre de trente ans (1618-1648) qui a ravagé l’Europe pour des questions religieuses. Dans les deux cas, l’idée est de mettre l’accent sur la nature fratricide de la période 1914 à 1945 qui peut réellement être comprise comme une guerre civile où les normes sociales s’effondrent complètement et la démarcation entre le temps de paix et de guerre devient de plus en plus poreux avec la multiplication de la violence politique. Avec ce chrononyme, Enzo Traverso restreint alors son regard à l’Europe et étudie la longue lutte contre le fascisme qui prend des formes variées durant toute cette période (guerre civiles, terrorisme, coup d’État, conflits généralisés, etc.).

Conclusion

Pour terminer, il est important de rappeler que l’histoire est une science humaine et que les choses qui pourraient sembler insignifiantes peuvent avoir une importance capitale sur le plan politique ou académique. Les mots ont un poids (historique, légal, culturel, etc.) et les chrononymes du Second conflit mondial illustrent bien la variété et la complexité qu’un nom peut avoir comme dans le cas de la présente guerre en Ukraine.

La couverture française de « À Feu et à sang : De la guerre civile européenne, 1914-1945 » de l'historien Enzo Traverso (source : hachette littérature).

Photo de couverture : Les forces japonaises entrent dans la ville de Beijing, en Chine, durant la Deuxième Guerre sino-japonaise (source : Wiki Commons).

Article rédigé par Daniel Lemire, candidat au doctorat en histoire à l’Université du Québec à Montréal, pour Je Me Souviens.

Sources :

  • Enzo Traverso, À feu et à sang. De la guerre civile européenne 1914-1945, Paris, Éditions Stock, 2007, 372 p.

Êtes-vous intéressés à en apprendre davantage ? Le 22 juin 2022, Daniel Lemire passa à l’émission de radio Histoire de passer le temps pour présenter le concept de chrononyme en histoire. Pour écouter sa chronique, c’est juste ici.