L’histoire militaire, l’histoire de la guerre : une courte historiographie

L'histoire militaire est aussi vieille que la guerre elle-même. Depuis des centaines d'années, la guerre est décrite de moults façons par les historiens et historiennes. Dans cet article, notre auteur-invité Thomas Vennes nous raconte l'historiographie de l'histoire de la guerre.

L’histoire de la guerre, un phénomène mondial et ancien

La guerre et le fait militaire figurent parmi les premiers sujets traités par les premiers historiens qui nous sont connus. En effet, les poèmes de Homer qui nous ont été transmis parlent des guerres troyennes. Hérodote, qui a vécu au 5e siècle avant N-E et que l’on considère comme le père de l’histoire, raconte les guerres perses. Thucydide, quelques siècles plus tard, va quant à lui nous relater les grands événements des guerres du Péloponnèse. En Asie, des historiens chinois se manifestent autour de la même époque et parlent de la période des Royaumes combattants (Ve au IIIe siècle avant N-E). Sun Tzu, autour de l’Art de la Guerre, est l’un des auteurs les plus connus de cette ère. Non seulement la guerre et son histoire ont des origines lointaines, elle est aussi présente dans toutes les cultures. Dans le monde arabe, l’histoire de l’Hégire et de l’expansion de l’Islam au 7e siècle de N-E est traitée, quoique son aspect militaire l’est de façon limitée. En Afrique subsaharienne, l’histoire des Jihads peuls du 17e et 18e siècle, par exemple, est encore aujourd’hui racontée à travers l’histoire orale détenue par les griots.

Bref, à l’image de son sujet, l’histoire de la guerre est autant universelle que les traumatismes et les chamboulements sociaux, politiques, économiques et culturels que les conflits provoquent. Mais la façon dont cette histoire est faite a connu, elle, de nombreuses mutations.

Une scène de combats de la bataille de Mühldorf (28 septembre 1322). Les histoires de bataille étaient souvent représentées de sorte à se rappeler des faits d'armes importants (source : Wiki Commons).

La bataille au cœur de l’histoire

Depuis l’avènement à la fin du 19e siècle de l’histoire comme discipline universitaire sujette à la méthode scientifique, l’histoire de la guerre et du fait militaire est passée par différentes phases. Ayant une certaine popularité parmi les historiens du 19e siècle, elle va subir une déchéance et une perte de légitimité dans les années 30 en raison de sa forme d’histoire bataille dépassée, mais aussi en raison de sa nature parfois nationaliste, d’autrefois raciste, mais indéniablement eurocentriste.

L’histoire bataille a, depuis l’antiquité, été l’une des formes principales de la recherche historique sur la guerre et le fait militaire. En effet, les historiens, les intellectuels et même les chefs de guerre vont mettre sur papier les grands faits guerriers de leurs époques. Que ce soit à des fins propagandistes, telle la Guerre des Gaules de Jules César, ou à des fins de formation militaire pour les jeunes corps officiers, l’histoire-bataille se concentre avant tout sur l’aspect purement militaire et violent de cette histoire, soit la confrontation entre deux ou plusieurs armées. Elles analysent les stratégies, les tactiques et le leadership des généraux afin de comprendre ce qui a permis la victoire, et ce qui a entraîné la défaite.

Visiblement, l’objectif de cette histoire est de tirer des leçons des événements. Les humains qui y participent sont analysés de façon monolithique et régimentaire. Seuls les grands personnages, autrement dit les généraux et/ou parfois des figures héroïques et charismatiques, sont véritablement mis de l’avant.

Critique et délégitimation

Avec l’arrivée de l’histoire marxiste et marxisante, qui prônent l’étude des grandes tangentes historiques ainsi que l’histoire par le bas, cette façon de voir la guerre et le fait militaire s’est rapidement retrouvé, dans le monde académique, mis en rancart et dédaigné. Les deux Guerres mondiales et leurs violences intenses ont aussi influencé cette tendance. Les mouvements pacifistes, socialistes et antimilitaristes de cette période, particulièrement populaire dans les milieux académiques, ne se reconnaissaient pas dans les traditions des historiens militaires et leur rattachement, vus d’un mauvais œil, au monde militaire.

L’histoire n’était plus réservée aux grands hommes et leur capacité, parfois très exagérée par cette approche, à changer et moduler le monde. L’humain, sa condition, son expérience et son individualité étaient plus souvent qu’autrement ignorés.

L'une des pages des Commentaires sur la guerre des Gaules de Jules César dans une édition italienne du 15e siècle (source : Wiki Commons).

Le renouvellement

Elle connaît toutefois un renouvellement radical dans les années 1960 et 1970 et a repris, depuis, une place non dominante, mais néanmoins légitime dans le monde académique des 50 dernières années. L’émergence de l’histoire sociale permit, dans les années 1960, de réintroduire timidement l’histoire militaire. Effectivement, le nouveau courant qui prit le nom de « war and society » (« guerre et société »), en empruntant les nouvelles approches, problématiques et méthodologies de l’histoire sociale, analyse les effets de la guerre sur l’économie et la société. Ainsi, les historiens et historiennes purent sortir du carcan de l’histoire-bataille et analyser les avants et les après des conflits. Un autre élan est donné dans les années 1970 avec la publication de l’ouvrage de John Keegan, The Face of battle (Anatomie de la bataille). Au cœur de l’ouvrage se trouvent l’expérience, la ressentie, les émotions des acteurs principaux de la bataille : le soldat. Bien que l’analyse de l’expérience individuelle ne soit pas nouvelle (Guerre et Paix de Léon Tolstoï, bien que ce soit une fiction historique, est une preuve de l’existence de ce souci bien avant le 20e siècle), Keegan réussit à réintroduire la bataille, le combat et la violence dans l’histoire militaire et dans la mouvance « war and society ».

La couverture de la première édition de 1869 de Guerre et Paix de Léon Tolstoï (source : Wiki Commons).
La couverture de la première édition de 1976 de The Face of Battle de John Keegan (source : Wiki Commons).

S’ensuit alors une série de développements qui continue aujourd’hui à évoluer et à se transformer. Les années 1980 voient s’introduire les analyses culturelles de la guerre, où l’on cherche à comprendre comment la culture module le conflit, et comment le conflit, à son tour, module la société et sa culture. L’introduction des analyses et des théories des genres dans le monde académique a aussi permis de repenser l’histoire militaire. La masculinité militaire et les femmes dans les conflits sont maintenant mises de l’avant dans de nombreuses études. L’étude de la violence de guerre dans toutes ses formes, du combat aux violences sexuelles (de masses) et aux massacres et génocide s’intègre aussi dans cette mouvance. Si d’un côté des historiens et historiennes analysent le vécu des victimes de ces atrocités, d’autres se retournent pour comprendre l’action des bourreaux. Il s’agit même aujourd’hui d’étudier l’antithèse de la guerre : la paix !

Conclusion

L’histoire de la guerre et du fait militaire a su massivement se renouveler ces 50 dernières années. Le conflit armé étant au cœur de l’histoire et de l’expérience humaine, ce ne fut jamais tant le sujet qui fut dédaigné par les historiens et historiennes, mais bien comment elle était faite, qui l’écrivait et pour qui elle était écrite. Sa pertinence est aujourd’hui renouvelée grâce à l’introduction et l’usage de méthodes, de sujets et de problématiques empruntés aux autres approches historiques.

Photo de couverture : Une représentation de la Guerre du Péloponnèse sur un vase ancien : Futura).

Article rédigé par Thomas Vennes, candidat au doctorat en histoire à l’Université Sherbrooke, pour Je Me Souviens.

Sources :

  • John Keegan, The Face of Battle: A Study of Agincourt, Waterloo and the Somme, Harmondsworth, Penguin Books, 1976, 365 p. (en anglais).
  • Stephen Morillo et Michael F. Pavkovic, What is military history?, Cambridge et Malden, Grande-Bretagne et États-Unis, 2006, 2018, 183 p. (en anglais).
  • Nicolas Offenstadt, « Histoire-bataille », dans Historiographies : concepts et débats, Paris, Gallimard, pp. 163-169.
  • Nicolas Offenstadt, « Un exemple de champ renouvelé : histoires de guerres, histoires de paix », dans L’historiographie, Paris, Presses Universitaires de France, 2011, pp. 98-108.