Avec la fin de la révolution américaine en 1784 et les premières mesures pour limiter l’esclavage au Canada en 1793, la population noire au Canada s’accrut progressivement en nombre. Si on comptait encore beaucoup d’esclaves au service de riches britanniques et canadiens, il se trouvait aussi plusieurs milliers de personnes libres et d’esclaves affranchis qui possédaient des terres et des propriétés. En effet, avec de larges communautés à Terre-Neuve et en Ontario, les Afro-Canadiens constituaient un groupe de plus en plus présent à travers le territoire.
Plusieurs des hommes afro-canadiens établis au Canada étaient des vétérans loyalistes durant la guerre d’indépendance américaine. D’autres étaient aussi des esclaves en fuite des colonies américaines qui se rendirent au Canada pour retrouver leurs libertés. De fait, lorsque les États-Unis déclarèrent la guerre à la Grande-Bretagne le 1er juin 1812, plusieurs Afro-Canadiens étaient prêts à défendre leurs propriétés et leurs communautés.
L’enrôlement
Dès le début du conflit, Richard Pierpoint, vétéran loyaliste et ancien esclave, pétitionna les autorités britanniques pour la création d’une unité noire pour combattre les Américains. La pétition fut rejetée pour des raisons que nous ne pouvons que deviner. Cependant, la décision fut rapidement révisée lors de l’occupation américaine de Sandwich (aujourd’hui Windsor) en juillet 1812. L’unité est ainsi créée peu de temps après, mais avec un officier blanc à sa tête : Robert Runchey. Celui-ci avait une réputation militaire plus qu’exécrable et il est fort possible qu’il fût nommé à la tête de l’unité comme une forme de punition – aux dépens évidents des volontaires. Durant son commandement, par exemple, plusieurs officiers noirs furent envoyés en tant que domestiques pour d’autres officiers blancs ! Ces frasques n’aidèrent évidemment pas au recrutement et d’ici octobre 1812, seules 40 personnes s’engagèrent.
Il est certain que les Afro-Canadiens détenaient plus de risques que les autres soldats à combattre les Américains. En effet, pour eux, se faire capturer par les Américains signifierait assurément la déportation et la mise en esclavage. Pour les troupes américaines, capturer une personne noire (peu importe son statut) rentrait dans la même catégorie que le pillage de n’importe quels autres biens. Les soldats noirs capturés n’avaient donc pas les mêmes droits que les autres prisonniers de guerre et étaient plutôt considérés comme des objets.
Les historiens David Meyler et Peter Meyler nomment ainsi trois soldats noirs qui auraient été portés disparus après la bataille de Fort George, le 27 mai 1813 : Anthony Hutts (parfois listé comme « Hults» ou « Hull »), Abraham Sloane et William Spencer. Le premier aurait été capturé par les Américains et, selon les rapports officiels, serait mort par la suite. Si cette éventualité est très possible, il n’y a aucun indice qui nous le confirme – mise à part le cadavre non identifié d’un homme noir retrouvé sur le champ de bataille. Quant aux deux autres hommes, les autorités britanniques les auraient marqués comme étant des déserteurs après la bataille. Or, comme spéculent les deux historiens, plusieurs soldats pouvaient être flanqués du titre de « déserteur » s’ils manquaient au décompte. Il est donc très possible que ces deux hommes fussent tués durant la bataille et leurs cadavres disparus. Ou encore, pour les trois cas, il y a aussi l’éventualité très réelle qu’ils fussent capturés et revendus en esclavage quelque part aux États-Unis. Si rien ne peut être confirmé sur le sort de ces trois soldats, ces cas exposent tout de même le risque réel que les Afro-Canadiens avaient à s’enrôler dans l’armée au début du conflit.
Leur service
La première action de l’unité survient le 13 octobre 1812 durant la bataille des Hauteurs-de-Queenston. Selon les rapports officiels, les soldats tirèrent une première volée avant de charger les troupes américaines qui capitulèrent aussitôt. Après la bataille, l’unité fut mutée au Fort George durant l’hiver pour poursuivre son entraînement et se réorganiser. C’est durant cette période qu’il obtient son nom officiel : le Coloured Corps. Comme nous l’avons mentionné plus haut, le second fait d’armes du Coloured Corps survient le 27 mai 1813 à Fort George. À ce moment, des troupes américaines débarquent proche du fort et forcent les défenseurs à battre en retraite. Comme le souligne l’historien Gareth Newfield, les activités du Corps sont difficiles à établir à partir de là. Il est très possible, cependant, qu’il demeurât actif et qu’il participât à différentes actions et escarmouches contre les troupes américaines au cours des mois suivants.
Les forces britanniques reprennent le fort George en décembre 1813. Ils retrouvent malheureusement les fortifications en piteux état. Les Britanniques avaient besoin d’hommes pour reconstruire le fort et le Coloured Corps avait perdu un grand nombre de soldats durant les derniers mois. Devant ce constat, il fut donc jugé pertinent de convertir les soldats restants en charpentiers. Est-ce que cette décision aurait aussi été motivée par des raisons raciales ? Gareth Newfield a raison de souligner que la probabilité est très forte. Après tout, jusqu’à la Première Guerre mondiale, l’armée britannique avait l’habitude de réserver à ses soldats noirs des tâches de construction. En revanche, il est impossible de confirmer ces soupçons : l’officier qui approuva le transfert fut tué quelques jours plus tard.
Malgré cette affectation, il va sans dire que les soldats du Coloured Corps travaillèrent durement. Au printemps 1814, après la réparation du fort George, l’unité est chargée de construire un nouveau fort : celui de Mississauga. La construction du fort était considérée comme une priorité pour empêcher l’avancée des troupes américaines le long de la rivière adjacente. De fait, jusqu’à la fin de la guerre, le Coloured Corps continua la construction du fort et doit même le défendre à une occasion contre les Américains.
Une grande contribution
Comme le rappelait l’historien Amadou Ba, le premier ministre Stephen Harper était prompt à désigner la guerre de 1812 comme l’un des événements fondateurs du Canada. En reprenant cette logique, il devient alors certain que les soldats du Coloured Corps contribuèrent aussi à la fondation du pays. En faisant abstraction des nombreux débats historiographiques entourant la guerre de 1812 et de son influence sur la construction d’une identité canadienne (nous laisserons ce sujet à personne plus experte que nous !), nous pouvons au moins nous accorder pour dire que la contribution des Afro-Canadiens durant ce conflit est indéniable.
Les Afro-Canadiens risquèrent énormément en prenant les armes contre les Américains. Contrairement au reste des soldats, ces hommes combattirent carrément pour préserver leurs libertés et les acquis qu’ils construisirent au fil des années. Des hommes affranchis aux esclaves en fuite, les soldats du Coloured Corps mirent tous les efforts possibles pour sauver leurs identités et une cause qui les tenait à cœur.
Photo de couverture : Un plan du fort de Mississauga dessiné par un certain John Smyth au début du 19e siècle (source : Archives Publiques Canada).
Article rédigé par Julien Lehoux pour Je Me Souviens.
Sources :
- « Le Coloured Corps : les Afro-Canadiens et la guerre de 1812 », L’encyclopédie canadienne/The Canadian encyclopedia.
Pour une approche plus académique :
- Amadou Ba, L’histoire oubliée de la contribution des esclaves et soldats noirs à l’édification du Canada (1604-1945), Éditions Afrikana, Montréal, 2019, 300 p.
- David Meyler et Peter Meyler, A Stolen Life: Searching for Richard Pierpoint, Toronto, Natural Heritage Books, 1999, 141 p. (en anglais).
- Gareth Newfield, « Upper Canada’s Black Defenders? Re-evaluating the War of 1812 Coloured CorpsColoured Corps », Canadian Military History, vol. 18, no. 3, 2009, pp. 31-40 (en anglais).