En plus de subir du harcèlement des autres soldats, les membres 2SLGBTQ+ du Corps expéditionnaire canadien s’exposaient à des accusations en vertu de la loi militaire, à une condamnation à la prison ou aux travaux forcés, voire à l’expulsion du Corps. On n’a que très peu d’exemples de couples de même sexe qui ont servi dans le Corps expéditionnaire canadien. On sait toutefois que Len et Cub, deux soldats, ont été l’un d’eux.
Une image vaut mille mots
La découverte de l’histoire de Len et Cub remonte à 2011, quand une série de photographies est arrivée aux Archives provinciales du Nouveau-Brunswick. Les images avaient été achetées par John Corey, un historien de la région, lors d’une vente de succession. Le photographe qui les avait captées était Leonard Keith, un camarade de classe de Roy, le père de John. Roy avait déjà parlé de Leonard à son fils, et lorsque John a fait don des photos, il a remarqué que le petit ami de Leonard figurait sur certaines. Trouvant ces photos fascinantes, l’historienne Meredith Batt et l’historien Dusty Green ont commencé à reconstituer l’histoire de Len et Cub à partir de diverses sources d’archives. Leur travail a permis de mettre celle-ci au grand jour plus de cent ans plus tard.
Né en 1891, Leonard « Len » Olive Keith était issu d’une éminente famille de Havelock, au Nouveau-Brunswick. Son père était propriétaire d’un magasin général, le « Mercantile », où Len y occupait un emploi de chauffeur. Lorsque sa famille a fait l’achat d’un appareil photo, Len a commencé à photographier ce qu’il aimait, comme sa famille, ses séjours en camping et son partenaire, Cub. Joseph Austin « Cub » Coates, né en 1899, venait d’une famille agricole voisine des Keith. Les deux jeunes hommes se sont connus à un très jeune âge et ont fréquenté la même école. Les archives photographiques portent à croire que la relation entre Len et Cub a commencé vers 1915. Tout comme les photos qu’on prend avec nos téléphones aujourd’hui, les images centenaires montrent le duo s’amusant avec des ami(e)s et pratiquant différentes activités. Le couple se baladait souvent dans la voiture familiale des Keith et pique-niquait à la campagne. Sur certaines photos, Len et Cub portent tous deux une bague à la main gauche, qui symbolisait vraisemblablement leur amour l’un pour l’autre.
Len et Cub s’en vont en guerre
Comme beaucoup de jeunes hommes de leur génération, Len et Cub ont vu leur vie chamboulée par la Première Guerre mondiale. Si plus de 300 000 Canadiens se sont engagés volontairement dans les premières années de la guerre, à la fin de 1916, les nouvelles recrues se faisaient rares. Le 29 août 1917, le gouvernement canadien a donc promulgué la Loi du Service Militaire. Celle-ci permettait au gouvernement d’enrôler dans le Corps expéditionnaire canadien tout Canadien ayant entre 20 et 45 ans. Des exemptions étaient accordées pour diverses raisons, notamment aux hommes qui devaient subvenir aux besoins de leur famille. Étant l’aîné de sa fratrie et vivant avec ses parents, Len s’est probablement senti responsable d’aider sa famille au Mercantile le plus longtemps possible. De plus, il venait d’ouvrir sa propre entreprise, un garage derrière le Mercantile, où il avait engagé Cub à titre de mécanicien. Cependant, dans une modification de la Loi du Service Militaire le 20 avril 1918, le gouvernement a retiré la possibilité d’exemption. Len a donc été appelé à prêter main-forte le 30 avril 1918. Cub, qui venait d’avoir 19 ans en mars, a suivi les traces de Len et s’est enrôlé volontairement peu de temps après, le 16 mai 1918.
Len et Cub ont fait leur entraînement ensemble à Saint-Jean-sur-Richelieu, et les deux sont devenus sapeurs dans la réserve du Corps de génie royal canadien. Les sapeurs, ou ingénieurs de combat, ont travaillé sur un éventail de projets pendant la guerre. Ils s’occupaient notamment de la construction de routes et de ponts ainsi que du creusement de tranchées. Les sapeurs se trouvaient généralement dans la ligne de tir, et leur travail, qui comprenait la désactivation de mines antipersonnels, s’est souvent révélé extrêmement dangereux.
Malheureusement, Len et Cub ont passé la majeure partie de leur temps à l’étranger séparés. Arrivé en Europe le premier, Len a été porté à l’effectif du 2nd Canadian Engineers Reserve Battalion (CERB) avec 2 000 autres soldats le 26 juillet 1918. Le 6 août suivant, le 3rd CERB a été formé, et Len y a été affecté. Cub a quant à lui été porté à l’effectif du 2nd CERB le 15 août, ratant Len de neuf jours. Il a ensuite été muté au 3rd CERB le 23 septembre. Le 8 octobre, les deux hommes sont partis pour la France, arrivant au camp de renforts du Corps canadien d’Aubin-Saint-Vaast cinq jours plus tard. Au camp, les sapeurs étaient dépêchés en renfort dans différents bataillons au front, selon les besoins. Cette période a vraisemblablement été intense pour Len et Cub, car leur passage en France coïncide avec ce que les spécialistes appellent aujourd’hui les cent jours du Canada. Les cent derniers jours de la Première Guerre mondiale ont été particulièrement importants pour les troupes canadiennes, car celles-ci ont lancé de nombreuses offensives qui ont aidé à repousser l’armée allemande. Pour reprendre les mots de sir Arthur Currie, ancien commandant du Corps canadien :
« Le succès du Corps canadien dans les cent derniers jours tient au fait que nous disposions d’un nombre suffisant d’ingénieurs pour la réalisation des travaux de génie, ce qui a permis de ne pas avoir recours à l’infanterie pour ce genre de travaux. »
La vie après la guerre
Len et Cub sont tous deux restés en France jusqu’au début de 1919. Ils pourraient avoir participé à certains aspects de la reconstruction après-guerre. Par la suite, Len a été muté en Angleterre en janvier 1919, alors que Cub a été envoyé en Belgique le 26 février 1919 pour servir dans la 3rd Canadian Infantry Works Company. En septembre, les deux hommes étaient de retour au Canada et travaillaient au garage de Len. La guerre était finie, mais Len et Cub ont continué de servir volontairement au sein de l’armée, notamment dans le 8th Canadian Hussars (Princess Louise’s). Len a été promu lieutenant provisoire en 1922, mais il a quitté le 8th Canadian Hussars en 1923. Cub a quant à lui poursuivi son service et est devenu capitaine en 1928.
Malheureusement, la relation de Len et Cub a changé après la guerre. Peu de photos d’eux ont été prises après leur retour. Ultimement, dans les années 1920, le couple s’est séparé. Puis, en 1931, Len a été forcé de quitter Havelock, son homosexualité ayant été dévoilée par un groupe d’hommes. Il s’est ultérieurement établi à Saint-Hubert et n’est jamais retourné dans son village natal de son vivant. En 1950, Len est décédé des suites d’un cancer, et sa sœur l’a enterré à Havelock avec leurs parents. Quant à Cub, il s’est marié avec Rita Cameron, une infirmière de Moncton, en 1940. Peu de temps après, pendant la Deuxième Guerre mondiale, il s’est joint au Corps de prévôté à titre de policier militaire. On l’a affecté dans une prison d’Écosse, et il a fini par devenir caporal suppléant. Après la guerre, Cub s’est installé au Nouveau-Brunswick, où il est décédé en 1965.
Même si la relation de Len et Cub n’a pas duré, leur histoire est l’un des rares exemples connus d’un couple 2SLGBTQ+ ayant été dans l’armée pendant la Première Guerre mondiale. Il y a certainement d’autres personnes 2SLGBTQ+ qui ont servi dans le Corps expéditionnaire canadien, mais l’intolérance de la société a empêché beaucoup d’entre elles de se présenter au monde de façon authentique. Par conséquent, de nombreuses histoires ont été perdues. La découverte de la relation entre Len et Cub près d’un siècle plus tard nourrit l’espoir que la recherche historique lève le voile sur d’autres histoires semblables.
Article rédigé par Anthony Badame pour Je Me Souviens. Traduction par Émilie Savard (https://emiliesavardtranslations.ca/fr/).
Sources:
Pour en savoir plus sur Len et Cub :
- « Hidden love of Havelock men documented in early 20th-century photographs », CBC (en anglais).
- Meredith J. Batt et Dusty Green, Len and Cub: A Queer History, Fredericton, Goose Lane, 2022, 192 p. (en anglais).
D’autres sources pertinentes :
- « Une histoire encore jamais racontée : la Première Guerre et la persécution des personnes 2SLGBTQ+ au sein du corps expéditionnaire canadien », Le Fonds Purge LGBT/LGBT Purge Fund.
- Brian Pascas, « Bridging the Gap: Canadian Engineer Operations at Canal du Nord–Bourlon Wood, 1918 », Canadian Military History, vol. 28, no. 1, 2019, pp. 1-33 (en anglais).