Mary Greyeyes Reid

Cette belle photo est censée représenter un moment de fierté pour le Canada. On y voit une Autochtone en uniforme, agenouillée dans une prairie d’herbes hautes devant un homme en costume traditionnel. La scène semble nous donner accès à un moment spécial et intime où une jeune femme reçoit la bénédiction de sa communauté avant de partir pour la guerre. Exposée au Musée canadien de la guerre, la photo a longtemps eu pour légende : « Une princesse indienne non identifiée recevant la bénédiction de son chef et père pour aller combattre à la guerre ».

Or, c’était faux sur toute la ligne.

Enfance

Mary Greyeyes (Reid est son nom marital) n’était peut-être pas une princesse, mais elle était exceptionnelle. Née le 14 novembre 1920, elle a grandi dans la nation Maskêko-Sâkahikanihk (nation crie de Muskeg Lake), au nord de Saskatoon. À l’âge de cinq ans, Mary a quitté la maison familiale pour fréquenter le pensionnat de St. Michael, à Duck Lake, à environ 100 km de chez elle. Là-bas, on lui a enseigné « la cuisine, la lessive, la couture, la tenue d’un ménage et le travail du lait », ainsi que la religion (catholique) et l’anglais[1]. Mary a arrêté son parcours scolaire à la fin de sa 8e année, mais elle a continué de suivre des cours du soir avec une religieuse. Pendant la journée, elle cuisinait et nettoyait pour l’école. Même si les élèves n’avaient le droit de retourner chez eux qu’un mois par année, Mary semble être restée proche de sa famille.

École residentielle St Michael à Duck Lake (source : University of Regina).

Quand le Canada a déclaré la guerre à l’Allemagne, le frère préféré de Mary, David Greyeyes-Steele, s’est enrôlé pour subvenir aux besoins de la famille. Mary a décidé de suivre ses traces dès que l’armée a commencé à recruter des femmes; en 1942, elle est partie pour Regina pour s’enrôler elle aussi. Comme la marine et l’aviation n’acceptaient que les femmes blanches dans leurs nouvelles divisions féminines, Mary a donc postulé au Service féminin de l’Armée canadienne (CWAC), qui acceptait toutes les femmes. Les nouvelles recrues devaient toutefois passer un test écrit avant d’être acceptées, et Mary avait peur d’échouer en raison de son éducation limitée. Selon sa belle-fille Melanie Reid, Mary a vu les quatre femmes qui la précédaient, blanches et plus instruites, être refusées après leur test. Mais quand ce fut son tour, on l’a acceptée. Elle est ainsi devenue la première femme autochtone du CWAC.

Source : Bibliothèque et archives Canada, PA-129070.

La photo

Peu après s’être enrôlée, Mary a été approchée par un relationniste, qui lui a demandé si elle aimerait participer à une séance photo. Les nouvelles recrues étaient couramment photographiées, et ces photos étaient publiées dans des articles de journaux pour encourager d’autres femmes à se joindre à l’armée. Or, Mary n’a pas seulement été photographiée. On l’a conduite à la réserve de Piapot (où, il vaut la peine de le mentionner, elle n’avait jamais mis les pieds), puis on lui a demandé de poser avec un homme du nom de Harry Ball, qu’elle n’avait jamais rencontré auparavant. Harry Ball n’était pas vraiment un chef (même s’il l’est devenu plus tard), mais c’était un vétéran, et il était disponible. Harry et les gendarmes de la GRC qui avaient emmené Mary ont improvisé le costume qu’Harry porte sur la photo en prenant une couverture dans l’une des résidences, une pipe dans une autre, etc.

C’était la fin juin en Saskatchewan, et il faisait chaud. On a demandé à Mary de s’agenouiller dans l’herbe avec les insectes pendant que Harry se tenait au-dessus d’elle. Les deux se plaignaient de la chaleur en cri pendant que le photographe prenait ses clichés. Mary a appris que Harry était payé 20 $ pour la photo, alors qu’elle-même n’avait reçu qu’un bon dîner et un nouvel uniforme. Voilà la « bénédiction » à laquelle on assiste : deux inconnus qui incarnent l’idée qu’un photographe blanc se fait d’une cérémonie tout en discutant dans un champ sous un soleil de plomb.

La photo a d’abord été publiée localement, à Winnipeg et à Regina, mais elle a rapidement été reprise à l’étranger, notamment dans de nombreuses publications de Grande-Bretagne. La popularité de la photo pourrait avoir fait partie des efforts déployés par le Canada pour se forger une identité unique, indépendante de l’Angleterre, en documentant l’effort de guerre dans divers médias. Mary symbolisait visuellement le fait que l’effort de guerre canadien impliquait tous les Canadiens et Canadiennes, qu’ils et elles soient d’origine anglaise, française ou autochtone. L’histoire ne se termine pas avec la photo non plus : on a souvent demandé à Mary de participer à des événements publics pour représenter le CWAC. En Angleterre, elle a même rencontré le roi et la reine.

Service militaire

Bien que le CWAC fît partie de l’Armée canadienne, en réalité, les femmes n’étaient pas formées pour le combat. On leur enseignait et leur assignait plutôt diverses tâches de soutien à l’effort de guerre. Mary a d’abord été envoyée à Aldershot, en Angleterre, où elle a travaillé comme blanchisseuse sur la base militaire. Elle a rapidement détesté son travail là-bas et demandé qu’on la mute à un autre service. Son superviseur a tenté de saboter la mutation en inscrivant dans son formulaire qu’elle ne parlait pas anglais.

La mutation a néanmoins eu lieu malgré ce mensonge, et Mary a commencé à travailler comme cuisinière au Quartier général de l’Armée canadienne à Londres. Elle aimait ce travail, disant même plus tard que ses années là-bas ont été parmi les plus belles de sa vie. Devenue célèbre grâce à sa photo, elle a été invitée à de nombreux événements en tant que « l’Indienne ». Des inconnus lui ont envoyé des lettres d’amour, elle a rencontré des membres de la royauté et on l’a photographiée avec des personnalités publiques. Elle est restée à Londres et y a travaillé jusqu’à ce qu’on la libère de ses fonctions en 1946.

Par la suite, Mary est retournée à Muskeg Lake pour visiter sa famille. Elle a ensuite fait la rencontre de son futur mari, Alexander Reid, à Winnipeg. Le couple a eu deux enfants et s’est établi en Colombie-Britannique. Mary a travaillé comme cuisinière à Victoria et comme couturière industrielle à Vancouver.

Mary Greyeyes, publié dans The Leader-Post (Saskatchewan) 19 août, 1943.
Melba Davidson, Mary Greyeyes, Fern Davidson et Alice Mackie du Service féminin de l’Armée canadienne, toutes originaires de la Saskatchewan, qui viennent d’arriver en Angleterre (source : publié dans The Leader-Post le 5 août, 1943).

Une autre séance photo

La belle-fille de Mary raconte qu’il y a eu une autre séance photo quelques années après la première. Alors que Mary visitait sa famille à Muskeg Lake, un photographe est arrivé avec des gendarmes de la GRC et lui a demandé une photo dans un bureau de vote. Puisqu’elle avait fait partie du CWAC, elle était l’une des rares femmes autochtones qui avaient le droit de vote à l’époque.

En effet, les Canadiens et Canadiennes des Premières Nations ont dû attendre 1960 pour avoir le droit de voter aux élections fédérales (1950 pour les Inuit). Avant 1960, pour voter, les membres des Premières Nations devaient renoncer à leur statut d’Indien et à leurs droits issus des traités. Cependant, tant dans la Première que dans la Seconde Guerre mondiale, les Autochtones qui ont servi dans les Forces armées canadiennes se sont vu octroyer un droit spécial pour pouvoir voter aux élections fédérales sans abandonner leur statut[2].

Selon la belle-fille de Mary Greyeyes, cette fois, Mary a refusé d’être photographiée, demandant : « Ma mère peut-elle voter? Qu’en est-il de mes cousins et cousines, peuvent-ils voter? » Lorsqu’on lui a répondu que ces personnes n’étaient pas allées à la guerre, Mary a rétorqué : « Toutes ces années, je me suis tue. Aujourd’hui, je dis non. »

Si cette phrase est exacte, elle est plutôt révélatrice. Mary Greyeyes Reid savait qu’on l’avait utilisée comme le symbole d’une diversité canadienne distinctive unie dans la guerre, mais elle savait aussi que son pays la traitait encore, ainsi que sa famille, comme une non-citoyenne.

La mise en scène de cette fameuse image est peut-être basée sur un mensonge, mais la véritable histoire derrière est fascinante.

Photo par Melanie Fahlman Reid.

[1] Greyeyes, Arlene Roberta. St. Michael’s Indian Residential School. Université Carleton, 1995, p. 143

[2] Bien que l’admission au suffrage ait été octroyée par le fédéral à toutes les personnes qui avaient le statut d’Indien inscrit en 1960, beaucoup n’avaient toujours pas le droit de vote aux élections provinciales. En fait, le Québec a été la dernière province à accorder ce droit. Les Québécois et Québécoises des Premières Nations ont dû attendre 1969 avant de pouvoir voter aux élections provinciales.

Article écrit par Marina Smyth pour Je Me Souviens. Traduction par Émilie Savard (https://emiliesavardtranslations.ca/fr/).

Sources :

Pour une approche plus académique, on vous suggère les ouvrages suivants, en anglais :