Le 29 novembre 1968 s’ouvre à Montréal la « Conférence hémisphérique pour la fin de la guerre au Vietnam ». La dimension panaméricaine de cette rencontre est soulignée par la présence de participants tel que Salvador Allende, alors président du Sénat chilien. Une délégation du Nord-Vietnam, emmenée par Hoang Minh Giam, ministre de la Culture de la République démocratique, est également présente, ainsi que des représentants du Front de libération du Québec (FLQ). Néanmoins, la majorité des 1500 personnes qui prennent part à l’événement sont issues des mouvements de la nouvelle gauche américaine et canadienne. Symbole d’une radicalité assumée de l’activisme afro-américain de cette époque, ce sont cependant les membres du Black Panther Party (BPP) qui débarquent à Montréal en cette fin novembre qui attirent les regards et captent toute l’attention, aussi bien de la presse que des autres participants de la conférence.
Le Black Panther Party
Fondé en 1966 par deux étudiants du Merritt College d’Oakland en Californie, Bobby Seale et Huey P. Newton, le BPP s’inscrit dans un processus de radicalisation de la cause noire aux États-Unis. En effet, après l’assassinat de Malcolm X en février 1965 et déçu de ne pas voir de réelles volontés de faire appliquer le Civil Rights Act et le Voting Rights Act[1], une jeune génération de militants afro-américains se désolidarise progressivement des modes d’action traditionnels non violents prônés par d’anciennes organisations ou des leaders comme Martin Luther King. C’est ainsi que le discours de certaines associations, à l’instar du Student Nonviolent Coordinating Committee (SNCC) et de son dirigeant Stokely Carmichael, se radicalise.
En 1966, Carmichael formule le concept de Black Power dans lequel il théorise la nécessité d’autodétermination pour le peuple afro-américain. Cette pensée nouvelle redéfinit la lutte des Noirs aux États-Unis et transforme progressivement le mouvement pour les droits civiques en mouvement pour la libération des Afro-Américains. C’est dans ce contexte – dans le sillage du Black Power de Carmichael – qu’apparaissent de nouvelles organisations comme le BPP qui reprennent l’idée que les populations noires aux États-Unis sont colonisées de l’intérieur.
Révolution tiers-mondiste et solidarité transnationale
À Montréal, les Black Panthers sont représentés par leur président, Bobby Seale, ainsi que le chef d’État-Major du parti, David Hilliard[1]. Dans un discours qu’il donne en ouverture de la conférence, Seale développe l’idée selon laquelle les forces réactionnaires qui brident le processus d’émancipation des Noirs aux États-Unis sont les mêmes que celles qui mènent la guerre au Vietnam. Avec cette approche, il lie les deux luttes dans un seul et même combat, celui contre l’impérialisme américain, symbole et incarnation de l’oppression. Pour lui, le thème de la conférence ne devrait pas être la paix, mais plutôt le soutien aux guerres de libération partout dans le monde. Cette tentative de Seale, par la mobilisation d’une telle rhétorique, d’inscrire l’action de son parti dans le cadre d’une coalition révolutionnaire transnationale est un succès.
Présent sur scène à leurs côtés, les membres de la délégation vietnamienne expliquent que leur combat, tout comme celui des Black Panthers, constitue l’avant-garde d’une révolution tiers-mondiste qu’ils appellent de leurs vœux, avant de conclure : « You are Black Panthers, we are Yellow Panthers! ».
Le lendemain, la presse aussi bien locale, le Montreal Star ou Le Soleil, qu’internationale, avec le quotidien français Le Monde, se fait le relais de la prise de parole de Seale qui se voit unanimement qualifié de grand orateur ayant su galvaniser l’auditoire et marquer la rencontre par le lyrisme de son discours. De la même manière, entérinant le leadership du mouvement sur le processus initié et les actions à venir, la conférence se conclut avec l’ensemble des délégués présents saluant le poing levé, à la façon des Black Panthers, et scandant le slogan, « Panther Power to the Vanguard! ».
Internationalisme révolutionnaire
C’est également durant les trois jours de « la Conférence hémisphérique » que des relations s’établissent entre le BPP et le FLQ sur la base d’une solidarité entre populations opprimées telle que formulée par Seale lors de son discours. Les Québécois et les activistes afro-américains discutent des possibilités de chacun de trouver refuge chez l’autre en cas de nécessité. C’est ainsi qu’au début de l’année 1969, alors qu’ils sont sur le point d’être interpellés dans le cadre d’une série d’attentats à la bombe perpétrée à Montréal, deux membres du réseau dit « Geoffroy », Pierre Charette et Alain Allard, trouvent refuge à Harlem, accueillis par des Black Panthers, avant de fuir vers Cuba où ils resteront dix ans en exil.
Cette même année 1969, Eldridge Cleaver, ministre de l’Information des Black Panthers, établit la « Section internationale » du parti à Alger. Dans cette ville devenue en cette fin de décennie 1960 la capitale des révolutionnaires du monde entier, les activistes afro-américains ont l’occasion de retrouver leurs alliés nord-vietnamiens, mais aussi québécois, puisque le FLQ y’a également installé une très officielle « Délégation extérieure ». Constituée seulement de deux membres permanents, elle bénéficie néanmoins d’un financement de la part des autorités algériennes.
La lutte pour un nouvel ordre mondial
C’est ainsi qu’avant de se prolonger de l’autre côté de l’Atlantique, les fondements du processus d’internationalisation de l’action des Black Panthers – sur la base de l’établissement d’une solidarité révolutionnaire transnationale – ont été posés lors de la « Conférence hémisphérique pour la fin de la guerre au Vietnam », ces quelques jours de novembre et décembre 1968 durant lesquels la révolution mondiale s’est pensée à Montréal.
[1] Respectivement adoptés en juillet 1964 et août 1965, ces décrets représentent – en interdisant toutes formes de discriminations à l’endroit des populations noires – une avancée significative pour les droits des Afro-Américains. Dans les faits, le manque de volontés réelles de les faire appliquer dans ces premières années, notamment dans les États du Sud, conduit à une véritable désillusion et amènent de nombreux jeunes afro-américains à se radicaliser.
[1] Le BPP pense l’organisation du parti comme celle d’un véritable gouvernement et se structure autour de celle-ci.
Photo de couverture : Bobby Seale prononçant son discours durant la conférence avec les membres de la délégation du Nord-Vietnam à ses côtés (source : Black Panther Newspaper, vol. II, no 18, 21 décembre 1968, p. 5).
Article rédigé par Clément Broche, candidat au doctorat en histoire à l’Université du Québec à Montréal, pour Je Me Souviens.
Sources :
Cet article mobilisa un certains nombres de sources de premières mains pour sa rédaction. Nous vous dressons ainsi une petite liste de quelques-unes des sources d’archive qui furent utilisées :
- Stokely Carmichael et Charles V. Hamilton, Black Power: The Politics of Libération in America, New York, Vintage Books, 1967, 211 p. (en anglais).
- Eldridge Cleaver, Post-Prison Writings and Speeches, New York, Random House, 1969, 211 p. (en anglais).
- David Hilliard, This Side of Glory, Boston, Little, Brown and Company, 1993, 450 p. (en anglais).
- Raymond Lewis, « Montreal: Bobby Seale-Panthers Take Control », Black Panther Newspaper, vol. II, no 18, 21 décembre 1968, p. 5-6. (en anglais).
- Bobby Seale, « Complete Text of Bobby Seale’s Address », Black Panther Newspaper, vol. II, no 18, 21 décembre 1968, p. 6. (en anglais).
Pour une approche plus académique :
- Paul Alkebulan, Survival Pending Revolution: The History of the Black Panther Party, Tuscaloosa, University of Alabama Press, 2012, 196 p. (en anglais).
- Joshua Bloom et Waldo E. Martin, Black Against Empire: The History and Politics of the Black Panther Party, Berkley, University of California Press, 2013, 539 p. (en anglais).
- Kathleen Cleaver et George Katsiaficas, Liberation, Imagination and the Black Panther Party: A New Look at the Black Panthers and their Legacy, Londres, Routledge, 2001, 336 p. (en anglais).
- Sean L. Malloy, Out of Oakland: Black Panther Party Internationalism During the Cold War, Ithaca, Cornell University Press, 2017, 280 p. (en anglais).
- Elaine Mokhtefi, Alger, capitale de la révolution : de Fanon aux Black Panthers, Paris, La Fabrique, 2019, 279 p.
- Caroline Rolland-Diamond, Black America : une histoire des luttes pour l’égalité et la justice (XIXe–XXIe siècle), Paris, La Découverte, 2016, 576 p.